Les meilleures théories du langage à retenir

Les meilleures théories du langage à retenir

En tant que sémiologue, avec un parcours universitaire en Sciences du Langage et Sciences de l'Information et de la Communication, comment puis-je ne pas revenir sur les théories du langage les plus fructueuses ? Un détour dans l'histoire de la Linguistique et les plus grandes théories du Langage s'impose. J'espère que ce voyagge dans le temps inspirera vos réflexions sur notre rapport au Réel, au Langage et au Monde.

Rappel des grandes théories du Langage


Antiquité : on commence avec Platon et le langage des Idées


Je commence avec mon favori, et la théorie du langage la plus aboutie à mes yeux. C'est la plus ancienne, mais la plus pertinente à mes yeux. Je m'en suis fortement inspirée dans la dernière partie de mon ouvrage, qui tente à remédier à la "bullshitisation" du langage, sa réduction au néant de la pensée, au degré zéro de l'intelligence...


Point de teasing : avant de rentrer dans le détail, je vous livre la puissance de sa pensée. Selon Platon, le langage est l'intermédiaire phare entre le monde de l'Intelligible (les Idées) et le monde du Sensible (le monde de l'Expérience). Je crois que c'est là que se situe la force platonicienne. Cet apport considérable a eu une influence profonde sur le développement ultérieur de la philosophie occidentale, notamment dans les domaines de la métaphysique et de l'épistémologie. Plus proche de nous, le linguiste Emile Benveniste poussera ce constat à l'excès en affirmant "l'homme est dans la langue (...) c'est dans et par la langue que l'homme se constitue comme sujet." Une façon d'insister sur le statut très particulier de la langue, comme "intéreprétant de la société".


Plus précisément, Platon considère le monde Sensible comme moins réel parce qu'en perpétuel changement, et parce qu'il ne représente que des imitations ou des copies des formes parfaites. A l'inverse, Platon considère le monde Intelligbible comme plus réel que le monde sensible, car permanent et ne changeant jamais. Surtout, le monde Sensible est "calqué" sur la doxa (= les opinions du monde), là où le monde des Idées est

accesible à travers la philosophie et la contemplation intellectuelle, menant à la connaissance véritable (l'episteme). Dans cette dichotomie, Platon établit une hiérarchie de réalité et de connaissance, valorisant le monde des formes comme étant le plus élevé en termes de vérité et de permanence.


Platon a reconnu l’arbitraire qui règne dans les langues existantes. Selon lui, l’attribution des noms relève de la convention, c’est une affaire de loi et d’institution. Cela signifie que les mots ne sont pas intrinsèquement liés aux choses qu’ils désignent. Par contre, leur nom est liée à leur essence. Ainsi connaître l'étymologie d'un mot, c'est accéder à la signification profonde et intime des choses, c'est révéler la Sagesse déposée et voilée à l'intérieur de ce Mot. Bien que Platon reconnaisse l’arbitraire des noms, il refuse de trouver là une leçon de relativisme et une justification de la rhétorique. Il ne croit pas que cette arbitraire signifie que toutes les interprétations ou utilisations du langage sont également valides. Bien parler, pour Platon, ne saurait se réduire à une quelconque rhétorique ou éloquence. Bien parler, c'est accéder à la Pureté et àa la Beauté du Monde.


On continue avec son disciple: Aristote et le langage de la Rhétorique

Fondateur de la rhétorique, Aristote influence jusqu'à aujourd'hui nos représentations de toute prise de parole en public efficace et impactante. Le philosophe s'intéresse en premier lieu aux arguments logiques. Tout discours doit ainsi être mis au service du Vrai et du Juste, en vue de persuader un large public, en réfutant de manière pertinente les arguments de ses adversaires. Une manière digne et noble de s'épargner les combats physiques.


Selon Aristote, il existe 3 types de discours en particulier :

  1. Le genre épidictique, dont la finalité est de montrer le Beau et le Noble, à travers l'éloge ou le blâme,

  2. Le genre délibératif, qui vise à l'adhésion ou à la dissuasion, sert à distinguer l"Utile du Nuisible,

  3. Le genre judiciaire, dont la finalité est de discriminer le Juste et l'Injuste, par des discours d'accusation ou de défense,


L'importance est, avant toute chose, l'alignement de l'orateur sur les "lieux communs" et présuposés de son auditoire. Pour plus d'informations, vous pouvez lire l'article ci-dessus, sur la rhétorique, sémantique et éloquence.


On avance directement au début du XXème avec les théories du langage comme système de signes

Le dyadisme de Saussure : fondement de la linguistique moderne

Pourquoi penser les postulats saussuriens comme «rupture épistémologique» ? Parce que Saussure opère une séparation avec la pensée préscientifique, il propose des connaissances nouvelles et s'affranchit donc des «obstacles épistémologiques». Tout d’abord, Saussure s'échappe de la représentation triadique du signe, qui date de l'époque aristotélicienne, en excluant le référent.

Ne reste alors que le rapport entre le signifié et le signifiant. Rapport (doublement) arbitraire et conventionnel. Le signe est arbitraire (c'est-à-dire immotivé) par rapport à ce qui est désigné (rapport d'extériorité au signe) mais aussi par rapport au lien qui unit le signifiant au signifié (rapport d'intériorité).

En excluant le référent, Saussure montre que la langue n'est pas régit par le monde, que «la langue n'est pas une nomenclature». L'hypothèse de la langue peut ainsi se vérifier et devenir axiome scientifique. Le consensus de la masse parlante fait que la communication entre les êtres est possible, Saussure parle d'immutabilité du signe puisque personne ne peut exercer un pouvoir souverain sur un mot, en notant toutefois que le temps altère la langue qui connaît une évolution perpétuelle (mutabilité du signe).

Représentation dyadique du signe proposée par Saussure qui exclut le référent (Source : CLG)

La triade de Peirce pour une sémiose illimitée

Outre-Atlantique, à la même époque que Saussure, un philosophe-mathématicien-logicien- astronome reconsidérait la notion de signe. Sa définition est triadique — le chiffre 3 est quasi obsessionnel chez Peirce — qui réunit un representamen ou signe qui représente une autre chose : son objet et un interprétant qui opère la médiation entre representamen et objet.

Exemple proposé par Nicole Everaert-Desmedt dans son ouvrage sur "Le Processus interprétatif"

Peirce développe sa théorie philosophique : la phanéroscopie qui a pour but de rendre compte de tous les phénomènes. C’est ainsi qu’il distingue trois catégories capables de rendre compte de la logique de tout phénomène :

  • la priméité qui est la «conception de l’être indépendamment de tout autre chose»,

  • la secondéité qui est la «conception de l’être relatif à quelque chose d’autre»,

  • la tiercétité qui est la «médiation par quoi un premier et un second sont mis en relations»


Ce qui nous intéresse principalement au sein de la théorie peircienne est la typologie de signe qu’il propose, symbole, icône et indice :

  • l’icône renvoie à la dimension analogique entre un representamen (ou signe) et son objet,

  • l’indice renvoie à la relation de contiguïté entre le signe et l’objet,

  • le symbole renvoie à la nature conventionnelle entre le signe et son objet.


Au XXème siècle : le langage réintègre le champ social

Hannah Arendt ou les mots pour dire le Mal

La pensée de la philosophe est puissante car elle s'inscrit dans la vie des hommes. Il s'agit de penser au plus près du réel. Sa fascination pour les comportements et le langage l'amène à développer une réflexion fructueuse au sujet de la Vérité et du Mal. Hannah Arendt est l'un des premiers penseurs de la post-modernité. Voici deux extraits issus de mon ouvrage  Anti Bullshit :

« Point de départ fondamental à toute réflexion philosophique sur cette approche post-moderne de la vérité : le travail de la philosophe allemande Hannah Arendt sur les origines du totalitarisme. Elle nous rappelle : « Le sujet idéal du totalitarisme, ce n’est pas le nazi convaincu ou le communiste convaincu ; ce sont plutôt les gens pour lesquels la distinc- tion entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) n’existe plus. » Vision effrayante de notre époque. Plus simplement, il paraît juste de rappeler que le menteur et le bullshitter n’ont pas le même rapport au réel et à la vérité.Alors que le menteur tient en respect la vérité,comme une ligne de partage dans son univers de savoir, le bullshitter lui s’en fiche. Nul besoin d’être connaisseur, ou de savoir, il suffit de prétendre et de raconter du n’importe quoi, du bullshit. Une distinction qu’évoquait déjà Hannah Arendt et reprise par le philosophe américain Harry Frankfurt dans De l’art de dire des conneries5. Le danger n’étant pas le mensonge en lui-même, mais la perte de sens née de la non-distinction entre la vérité et le mensonge. Comme le souligne Manuel Cervera-Marzal, « Donald Trump n’est pas un menteur car, pour mentir, il faut avoir une idée de ce qu’est la vérité. Pour cacher la vérité, il faut la connaître. Or Donald Trump n’a pas la moindre idée de ce qui est vrai. Il n’a pas la moindre connaissance du monde6. » En effet, « whatever » (peu importe) et « who cares » (qu’est-ce que cela peut faire ?) sont ses principaux tics de langage. (p89, éditions Eyrolles)
(...)
De manière globale, la pensée de la philosophe Hannah Arendt est beaucoup plus incisive : « Politiquement, la faiblesse de l’argument du moindre mal a toujours été que ceux qui choisissent le moindre mal oublient très vite qu’ils ont choisi le mal. » Dans sa continuité, le philo- sophe Jacques Bouveresse nous rappelle le fait suivant : « Comme le dit l’Évangile, il est peu probable qu’on puisse servir réellement Dieu et l’argent, et même simplement l’argent et la morale, mais tout le monde fait semblant de croire plus ou moins qu’on le peut, ce qui signifie qu’il y a au moins une forme d’immoralité qui ne diminue sûrement pas, à savoir l’hypocrisie morale1. » De ce point de vue-là, le bullshit est la forme la plus sournoise de l’hypocrisie. (p215, éditions Eyrolles) »
— Livre Anti Bullshit, éditions Eyrolles

Quand dire, c'est faire avec Austin le pragmatique

Austin est le premier linguiste à traiter de la langue comme acte de langage, c'est-à-dire comme capacité à "performer" (de l'anglais to perfom = réaliser une action). Austin réalise une distinction en trois catégories :

  • les actes locutoires : le fait de dire quelque chose,

  • les acters illocutoires : faire en disant,

  • les actes perlocutoires : faire faire (à un autre),

A noter que ces frontières sont souvent poreuses. Il est sans doute plus efficient de comprendre chaque acte de parole comme une action sur le monde, à mi-chemin entre une parole constatative ET performative. Par exemple, promettre quelque chose est à la fois un engagement décrit et une manière d'apaiser les tensions.

Austin en vient ainsi à proposer une théorie générale de la parole comme action (ou performativité du langage), catégorisée ainsi :

  • les expositifs, qui visent à clarifier le propos (montrer que, illustrer, condéder, etc,)

  • les promissifs, qui promettent (parier, jurer, promettre que, etc.)

  • les veridictifs, qui décrivent de manière analytique (attester, constater, considérer, démontrer, caractériser...),

  • les comportatifs, qui influencent la relation (menacer, s'excuser, célébrer, remercier, etc.),

  • les exercitifs, liés à l'exercice d'une autorité ou d'un pouvoir (ordonner, recommander, commander, etc.)

Ces apports constituent la pierre angulaire de la Pragmatique en Linguistique.

L'hypothèse Sapir-Whorf : penser comme on vit

Voici un résumé extrait de mon premier ouvrage, Déjouez les manipulateurs :

« Des courants philosophiques comme le constructivisme ont démontré la puissance du langage : les mots façonnent notre réalité ! En donnant un point de vue sur le monde, ils conditionnent la manière dont on le perçoit. Le linguiste danois Louis Hjelmslev et, plus tard, les anthropologues Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf ont montré que nos catégories linguistiques déterminaient un « continuum » de la réalité bien spécifique.
Saviez-vous que le bassa, une langue bantoue, ne comporte aucun mot pour désigner certaines de nos couleurs ? Dans notre spectre chromatique, la langue française différencie l’indigo, le bleu et le vert, mais aussi le jaune, le rouge et l’orange. En bassa, il n’existe que deux mots : hui, qui signifie « couleur froide », et ziza, qui veut dire « couleur chaude ». Non pas que les Bassa souffrent tous de daltonisme ! Simplement, ces distinctions chro- matiques ne sont pas jugées pertinentes par leur langage. Elles sont ainsi inexistantes. Parce qu’elle est exclue du lexique, les Bassa ne peuvent « penser » la différence entre un indigo et un bleu. Parler, c’est bien construire un monde.
Allons plus loin : tout ce qui ne se nomme pas n’existe pas. C’est un autre postulat fort de la linguistique, proposé par Ferdinand de Saussure. Celui-ci remet en cause la théorie d’Aristote selon laquelle le signe est une entité tridimensionnelle. Ferdinand de Saussure exclut le référent (l’objet du monde dont on fait l’expérience), pour ne garder que le signifiant (la face matérielle du signe) et le signifié (la face conceptuelle du signe). Il sépare ainsi le monde (le référent) et la langue (un système de signes). Ce faisant, il affirme que la langue préexiste au monde. »
— Livre "Déjouez les manipulateurs", éditions du nouveau monde

Depuis cette théorie a été plus ou moins remise en cause. Mais son apport à été considérable.

Penser la dynamique relationnelle et les dispositifs avec Bateson

Membre de l'École de Palo Alto, qui tient son nom de la ville où elle est née en Californie, Grégory Bateson est connu pour avoir fait émerger la notion de double contrainte (double bind). Par exemple, la phrase "sois spontané !" est une injonction paradoxale puisque la spontanéité ne saurait se commander. Si je réponds à l'ordre qui m'est demandé, je ne peux être spontané dans le même temps. Extrait du livre Anti Bullshit :

Notre président Emmanuel Macron, décrit tour à tour comme « ambigu», « paradoxal » et ouvrant la voie au « confusionnisme », semble – quoi qu’on en pense – symptomatique d’une époque, que l’on peut qualifier de post-moderne. Que ce soit en entreprise, en politique ou dans notre vie privée, les injonctions paradoxales pullulent. C’est le fameux « en même temps » : être créatif et agile tout en restant dans le cadre, être de droite et en même temps de gauche, être mature tout en restant jeune. C’est notre rationalité et notre logique qui en prennent un coup. Dans un monde où l’on peut dire dans la même phrase tout et son contraire (oxymore), où l’on peut mettre au même niveau des éléments distincts (zeugme), et où l’on peut agir dans un autre sens que celui de ses paroles (dissonance cognitive), il nous semble opportun d’analyser le fonctionnement des mots pour soulever les maux. p9

(...)

Notre cortex cingulaire est en surchauffe, dans une temporalité qui s’ac- célère21, soumis à des incertitudes croissantes et des injonctions para- doxales qui se multiplient. Alors, quand ça ne va pas, quels sont les principaux comportements humains ? Trois stratégies complémentaires sont observables :

1°/ la politique de l’autruche ou le déni de la réalité ;

2°/ le repli identitaire autour de valeurs communes (souvent illusoires) ;

3°/ gonfler artificiellement son estime de soi (en consommant des biens et des services censés nous rendre plus beaux).p128

De ce courant de pensée, l'École de Palo Alto, qui a jeté les bases d’une approche systémique et interactionniste, pour penser le rapport de l'Homme à son monde, à travers son langage et son comportement, nous retiendrons un outil efficace. Ce dernier a été repris dans les outils de l'analyse de discours. Il s'agit d'étudier tout discours sur deux plans complémentaires : celui du Contenu (ce qui est dit) et celui de la Relation (la manière dont c'est dit). Voici un schéma récapitulatif :

Schéma Relation / Contenu inspiré par Bateson, et repris dans l'analyse de discours

En effet, chaque discours peut s'analyser :

  • d'un point de vue de ce qui est dit : les thèmes (vocabulaire et lexique), accolés à des structures syntaxiques précises (ordre des mots), dans une énonciation particulière (j'écris cet article en janvier 2024), selon des procédés de mise à distance du discours (modalisation, polyphonie), avec une certaines figures de style (rhétorique), dans un cadre narratif précis (héros, objet, adjuvant, etc.)

  • sans oublier la manière dont on transmet l'information : les actes de langage (je parle pour agir sur le monde et mes alter), parfois mes propos doivent adoucir ou "réparer" le réel. Je peux métacommuniquer sur mes propos, afin de préciser la manière dont ils doivent être reçus ("ne le prenez pas mal"), Toute communication s'inscrit dans un cadre spécifique, un dispositif construit autour de contrats (on reconnait à l'autre son statut de locuteur), Régis Debray proposait une discipline, la médiologie, qui analyserait la manière dont le "médium" (ou média) vient façonner la communication. Tous ces échanges communicationnels correspondent à des rites. Le corps, évidemment, a son importance : les gestes, les postures, les regards indiquent comment interpréter un discours.

La French Theory ou la déconstruction du monde

Roland Barthes l'iconoclaste


Connu pour son regard aiguisé sur les tendances et symbole de son époque, le sémiologue inscrit sa discipline dans un champ plus vaste que celui de la Littérature. Selon lui, l'image (même publicitaire) est un langage qui s'analyse comme un texte. C'est dans la Rhétorique de l'image qu'il décrypte les effets de connotation permettant à la marque Panzani de vanter les mérites de ses produits industriels, aussi frais que ceux du marché. La composition publicitaire, en choisissant ses symboles avec dessein, propose une mythologie de l'abondance (figure généreuse de la "mama" italienne, filet en forme de corne d'abondance, etc.). Pour la première fois, un intellectuel déconstruit les signes de la vie sociale pour en dévoiler l'idéologie sous-jacente, que Barthes nommera "idéologie petite bourgeoise".

L'affiche Panzani décrite et analysée par Roland Barthes

Dans ses Mythologies, Barthes partage auprès du grand public une théorie de la connotation, basée sur les principes saussuriens. Selon lui, les signes qui nous entourent, loin d'être innocents, construisent et diffusent les mythes de la bourgeoisie (et du progressisme). Le mythe devient une forme de langage et, comme tout langage, il peut être utilisé pour communiquer des idées et des valeurs spécifiques. Barthes s’intéresse particulièrement à la façon dont les mythes sont utilisés pour renforcer les idéologies dominantes de la société.

Les mythes fonctionnent comme des signes, avec une signification qui va au-delà de leur signification littérale. Par exemple, une publicité pour du savon peut sembler simplement promouvoir un produit, mais Barthes soutient qu’elle peut aussi communiquer des idées plus larges sur la propreté, la santé et la moralité. Seule la sémiologie permet, avec méthode, de dévoiler le message sous le message et de faire émerger les valeurs sous-jacentes.

Enfin, j'ajouterais un dernier point qui me tient à coeur. Le geste langagier est forcément un geste politique, au sens de Roland Barthes. Ce dernier nous rappelle l'importance de nous éloigner de la "jactance", autre forme d'une parole usée jusque la corde. La dimension "militante" de la parole de Barthes se situe à plusieurs niveaux :

  1. La dénonciation de la "naturalisation" des phénomènes, c'est-à-dire poser les éléments comme étant évidents. Par exemple, la présence de figures féminines systématiques dans les publicités pour lessive procède bien de la construction social ;

  2. La sémiologie, parce qu'elle resistue les idéologies sous-jacentes (invisibles à l'oeil nu), est forcément iconoclaste !

Pour ces raisons, la sémiologie ne saurait se réduire à un outil de plus dans la boite à outil du planneur stratégique et de son marketing ou business plan. La démarche sémiologique déconstruit, bouscule et interroge volontairement nos représentations les plus ancrées.

Roland Barthes proposera même le terme de "sémioclastie" pour évoquer la posture du sémiologue :

« “Cependant, ce qui demeure, outre l’ennemi capital (la Norme bourgeoise), c’est la conjonction nécessaire de ces deux gestes : pas de dénonciation sans son instrument d’analyse fine, pas de sémiologie qui finalement ne s’assume comme une sémioclastie. “ (Dans RB par RB) »
— Roland Barthes par Roland Barthes

Pierre Bourdieu : les mots comme expression du pouvoir

Pour le sociologue français, l'usage de la langue ne saurait se réduire à des différences de style, s'élaborant en fonction des groupes sociaux. Ce qui intéresse Bourdieu c'est la manière dont le langage s'habite, autorise ou interdit. Ainsi, la "densité" des mots, leur "performativité" se situe davantage dans le statuts des locuteurs que dans les mots en eux-même. De ce point de vue, la langue est moins un système de signes ou de valeurs fermé qu'une organisation basée sur des rapports de force et de domination.

Bien entendu, on retrouve dans cette vision du monde le terreau de la "French Theory", terme utilisé aux États-Unis pour désigner un ensemble de théories philosophiques développées notamment par Lacan, Foucaul, Derrida et Barthes. Ces penseurs ont eu une influence significative non seulement dans le domaine de la philosophie, mais aussi dans d’autres disciplines telles que la sociologie, l’histoire et l’anthropologie.

Gare au désenchantement du monde !

Attention, se contenter de ce niveau de lecture participe au désenchantement du monde. Voici un extrait de mon livre Anti Bullshit :

« TOUT OU SON CONTRAIRE : LE RELATIVISME
Nous expérimentons un monde où il y a à la fois du cœur, de la généro- sité, et pas de cœur, de la lâcheté. Nous vivons dans un monde où tout cela est réuni en même temps. Et nous l’avons vu, le bullshit s’appuie sur la radicalisation de l’expérience vécue : soit blanc, soit noir ; soit il y a des masques, soit il n’y a pas de masques ; soit il y a un mur mexicain, soit il n’y en a pas. Cette polarisation du discours empêche d’appréhen- der la complexité du monde. Mais elle séduit notre limbique. Elle facilite notre rapport au réel. Or le relativisme participe au désenchantement du monde. Si chacun a sa vérité, et qu’elles se valent toutes, alors tout se vaut, et plus rien ne se vaut.
TOUT ET SON CONTRAIRE, ET MÊME PLUS : LE PERSPECTIVISME
À l’inverse, le perspectivisme invite à dépasser les opposés. Comment ? En les faisant cohabiter. Par définition, le bullshit est reposant car sans nuances. Pis, il s’impose. Ici, le chemin est à l’inverse, non pas plus péril- leux mais à découvrir. Une réalité dans laquelle il y a à la fois du blanc et du noir, à la fois des masques pour certains, et pas pour d’autres, où Donald peut à la fois être un con et un chic type. Pas simple, n’est-ce pas ? De ce point de vue-là, le perspectivisme participe au réenchante- ment du monde : il y a une vérité hors de nous, qui s’atteint seulement en partie. (p240, éditions Eyrolles) »
— Livre "Anti Bullshit", éditions Eyrolles

Pour voir comment appliquer la French Theory à des exemples concrets qui concernent les mots de l’écologie, c’est ici.

Elodie Mielczareck

ELODIE MIELCZARECK est sémiologue. Après un double cursus universitaire en lettres et linguistique, elle s'est spécialisée dans le langage et le « body language ». Également formée aux techniques de négociation du RAID et au neurocognitivisme, elle est conférencière sur le thème du non-verbal et de l'intelligence relationnelle, conseille des dirigeants d'entre-prise et accompagne certaines agences de communication et de relations publiques internationales. Très régulièrement sollicitée par les médias, elle décrypte les tendances sociétales de fond, ainsi que les dynamiques comportementales de nos représentants politiques et autres célébrités. Elle est l'auteure de Déjouez les manipulateurs (Nouveau Monde, 2016), de La Stratégie du caméléon (Cherche-Midi, 2019), de Human Decoder (Courrier du Livre, 2021), et de Anti Bullshit (Eyrolles, 2021).

https://www.elodie-mielczareck.com
Précédent
Précédent

Langage accessible, écriture inclusive, langue épicène, parler agentic ou communal, méthode FALC : on fait le point sur le langage inclusif dans les organisations

Suivant
Suivant

Est-ce un manipulateur ou une manipulatrice ?