Pourquoi on dit langue de bois, bullshit ou parler vrai ?

Voici des mots que l'on entend bien souvent. Ils servent souvent à qualifier un discours déconnecté du réel, prononcé par une marque, une entreprise ou bien un représentant politique. Mais que recouvrent ces 3 mots ? Des imaginaires et des réalités différentes ? Ou bien pouvons-nous utiliser ces mots comme synonymes ? On fait le point...

C’est quoi la langue de bois ?

Pourquoi on dit “langue de bois” ?

D’abord traduite du russe "dubovy jasyk", « langue de chêne », la LDB naît à la fin du XIX ème siècle, vers 1850. Il faut attendre l’ère bolchévique pour que le syntagme se transforme en « langue de bois ». Il devient alors l’expression d’une langue figée, stéréotypée, codifée à l’extrême, utilisée par les politiciens et l’appareil administratif.

C’est dans les années 1970 que la LDB est la plus reconnaissable sous ses aspects propagandistes dans les pays soviétiques. En France, il faut attendre les années 1980 pour voir le terme utilisé :

« (…) c’est à l’occasion du mouvement initié par le syndicat Solidarnosc 1, au début des années 1980, que la presse française (et notamment le journal Libération) utilise ce terme pour traduire le polonais dretwa mowa (littéralement : « langue figée ») ou drewniana mowa, lui-même calqué sur le russe derev’annyj jazyk. Dans ce contexte, la langue de bois est celle, très précisément, du régime soviétique pris pour cible en tant que régime totalitaire étendant sa domination sur la Pologne du Général Jaruzelski.
 »
— Citer la sourceDir. de publication : Dominique Wolton, Les langues de bois. CNRS Editions. Revue Hermès n ̊58, 2010

Quel rapport avec la Novlangue d’Orwell ?

Afin de comprendre les origines de la langue de bois et la manière dont elle s'applique à notre vie de tous les jours (au travers des publicités, cannettes et autres objets du quotidien...), je vous propose de regarder la vidéo suivante :

Exemples de langue de bois dans la vie quotidienne

Comment repérer la langue de bois ?

Langue de bois : définition

Nous la définissons comme un propos détourné et vidé de son sens. Aucun horizon de sens n’est apporté, le réel est devenu évident et figé. C'est une parole mythologique (au sens de Roland Barthes).

Les signes de la langue de bois

La langue de bois correspond à un code particulier de la langue. Ainsi est-elle repérable à travers des tournures syntaxiques (ordre des mots) et sémantiques (sens de mots) particulière.

  • La tournure impersonnelle : les phrases sont sans sujet défini, et souvent à l’infinitif. Ex : YAKAFAUKON.

  • Un couple nom/adjectif qui sonne bien : composé de valeurs abstraites voire de pléonasme. Ex : la justice sociale.

  • Un complément du nom, souvent paradoxal. Ex : écologie de production.

  • Un énoncé consensuel : l’énoncé est socialement admissible, l’inverse de cet énoncé serait inadmissible à entendre. Ex : « luttons contre la faim dans le monde ».

  • La tournure est alambiquée : elle s’éloigne de la tournure de base Sujet Verbe Objet, avec des subordonnées, de l’adverbe, etc.

Retrouvez ses différents marqueurs dans l’infographie* réalisée ci-dessous :

Infographie d'Elodie Mielczareck qui reprend les marqueurs linguistiques spécifiques de la langue de bois

Pour résumer : c’est quoi la langue de bois et comment la repérer dans notre vie quotidienne ?

Que ce soit dans la publicité ou dans les discours politiques, vous pouvez donc retenir que la langue de bois se caractérise par :

  • une certaine rigidité : c’est une parole stéréotypée ;

  • un fond vide : c’est une parole creuse qui brasse de l’air (tel le joueur de pipot);

  • une bien-pensance : elle vise le consensus mou;

  • une abstraction certaine : elle use et abuse de concept généraux sans rapport avec la réalité

  • une adhésion facile : adaptée au conditions démocratiques, elle crée l’adhésion pour mieux manipuler

Typologie : existe-t-il différentes langues de bois ?

Il existe donc des marqueurs génériques. Ceux-ci peuvent-être distribués en fonction des dynamiques comportementales des interlocuteurs (= ceux qui prennent la parole). J'ai développé cet aspect dans mon 1er ouvrage, "Déjouez les manipulateurs" .

Typologie des langues de bois, issue du livre "Déjouez les Manipulateurs"

Extrait du livre Anti Bullshit, p100 :

“(…) la plus connue est celle qui se rapproche de la « langue de chêne ». Ses tournures sont alambiquées, les subordonnées et les conjonctions sont nombreuses, les phrases à rallonge. Ses énoncés sont consensuels : l’énoncé est socialement admissible, l’inverse de cet énoncé serait inadmissible à entendre. Exemple : « Nous avons à bâtir un nouveau contrat social, mais aussi une autre efficacité de l’action publique collective, pour rebâtir la confiance dans la Nation » (Emmanuel Macron, 27 novembre 2018).

  • Il y a également la « langue d’acier », qui se caractérise par ses tournures froides, impersonnelles et (pseudo) analytiques. Les arguments d’autorité et les chiffres sont légion. Exemple : « Il s’agit d’une radioactivité qui est notable, qui est mesurable mais qui ne présente aucun inconvénient sur le plan de la santé publique (...), c’est un phénomène que nous suivons tous, toutes les personnes compétentes dans ce domaine, sur le plan européen et mondial d’ailleurs, et qui est très intéressant à suivre pour les enseignements qu’on en tirera sur le plan des mouvements d’air (...) », professeur Pierre Pellerin au JT pour évoquer Tchernobyl en 1986.

  • N’oublions pas la « langue de coton » : sous ses airs doucereux et mielleux, se lovent des ressorts plus émotionnels, tels que la culpabilisation et la peur. Exemple : « parce qu’on rêve tous de se retrouver, vaccinons- nous », ou encore « à chaque vaccination, c’est la vie qui reprend », slogans gouvernementaux du printemps 2021.

  • Enfin, ne pas oublier la « langue de verre », qui s’habille des parures du « parler vrai ». Voir le paragraphe consacré ci-dessous.”

La langue de bois est-elle une maladie ? Focus sur 2 psychopathologies

Je me permets ce petit focus pour spécifier deux termes que l'on peut parfois entendre associés au phénomène de la langue de bois :

  • la glossolalie : il s'agit d'une production verbale sans contenu sémantique reconnaissable. La succession des mots prononcés pouvant faire penser à des sortes de "mantras" ou "prières". Les seuls contenus reconnaissables étant souvent religieux... Ces productions sonores sont souvent associés à une gestuelle "extatique" (corps révulsé, en transe...). A noter que la glossolalie pourrait être en lien avec certains troubles mentaux comme la schizophrénie ou la bipolarité ;

  • la logorrhée : c'est une surproduction verbale, un flot de parole incontrôlé, un besoin insatiable de parler. Le contenu peut paraître décousu, passant "du coq à l'âne". Le phénomène serait également symptomatique d'une phase maniaque, voire de psychose.

Vous le constatez, on s'éloigne du phénomène de la langue de bois en tant que telle. Ces deux manifestations ont davantage à voir avec des troubles de la santé mentale qu'une production linguistique courante.

Pour s’amuser un peu…

Retrouvez cette présentation de l'humoriste Franck Lepage pour comprendre les mécaniques sous-jacentes à la langue de bois :

Détails sur deux dérivés de la langue de bois : le fameux “parler vrai” et le Bullshit ou post-langage

Introduction sur la vérité, ou le soi-disant parler vrai

Le vocable "parler vrai" est devenu très tendance, notamment dans les émissions Youtube ou télévisuelles. Pourtant, il ne constitue qu'une sous-partie du phénomène linguistique qu'est là langue de bois. Au niveau des structures langagières, on peut toutefois remarquer quelques modifications. La plus importante est le fait que le pronom personnel "je" est davantage mis en avant. Les tournures sont donc moins impersonnelles que dans la langue de bois dites "classiques"...

  • Le sujet est mis en évidence dans la syntaxe, avec redondance du pronom. « Moi, je + verbe + etc. ».

  • Une tournure métadiscursive : le locuteur commente son propre propos. Ex : « si vous me permettez », « j’aimerais vous dire », « je me rends bien compte que… mais ».

  • La tournure est moins consensuelle que dans la langue de bois : la tonalité se veut plus "cash". Pour autant, le contenu reste aussi creux et vide.

Dans le cadre de cette "langue de verre / langue de feu". Les phrases sont courtes, « choc », sous la forme de slogans. Elle joue des effets sonores pour masquer la pauvreté de son contenu. Bien sûr le « parler vrai », un peu trop revendiqué pour être sincère, est une autre forme de langue de bois qui se rapproche de la langue du bullshitter. Exemple : la rentrée littéraire de 2018 a donné lieu à des titres très originaux comme vous pouvez le constatez : Ce que je peux enfin vous dire (Ségolène Royal), Ce qu’ils ne veulent pas que je dise (Alexandre Benalla), Ce que je ne pouvais pas dire (Régis Debray).

Les livres politiques traitent en permanence de la question de la vérité, du mensonge et de la langue de bois… quitte à en faire !

Qu’est-ce que le Bullshit ou le post langage ?

Le bullshit est un fait social dont la langue de bois est le mode d'expression privilégié. Pourquoi un fait social ? Parce que le bullshit dépasse la conscience individuelle. Il est symptomatique d’un changement de société et d’une modification de la « consistance » du sujet. D’ailleurs, l’objectif du bullshit est moins de mentir que de viser à l’amnésie et à la suppression de la connaissance et du savoir (agnostologie).

Je vous propose de retrouver quelques aspects du bullshit sur les 15, détaillés dans mon ouvrage "Anti Bullshit" (extrait p 42) :

1. Les mots en eux-mêmes peuvent contaminer tout une langue : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir » nous alertait Victor Klemperer. 2. Les mots sont bullshit lorsqu’ils rejoignent une logique orwellienne (injonctions paradoxales, euphémismes...) : portez une attention toute particulière au couple nom + adjectif (ex. : charbon propre) ou nom + de + nom (ex. : écologie de production). 3. Les discours sont bullshit lorsqu’ils sont creux et confortables à l’oreille, comme la langue de bois qui s’éloigne de la structure sujet-verbe-objet pour y ajouter des adverbes, des subordonnées et autres tournures alambiquées...

(...)

9. C’est une langue autoréférentielle : n’ayant de sens que pour celui qui la parle et déconnectée de la réalité pour les autres. Une langue qui impose le caractère de l’évidence à travers les mots. Le bullshit crée l’illusion du mot juste. 10. Le bullshit est énantiosémique par nature, c’est-à-dire ambivalent et contradictoire. De ce point de vue-là, le rôle de la négation est primordial. Voici une définition simple du bullshit : lorsque les mots prononcés, entendus ou lus s’opposent avec la réalité vécue. Le bullshit, c’est raconter « blanc » en faisant « noir ». 11. Le bullshit a besoin d’un terreau : celui de la pensée radicalisée, polarisée et sans nuances. Il se nourrit de crédulité et de naïveté pour mieux imposer. Les nuances de gris sont un impensé du système bullshit. Par ailleurs, la société de défiance favorise le bullshit : là où il y a de la confiance mutuelle, pas de bullshit. 12. Si la post-vérité déprécie les faits objectifs pour valoriser les appels à l’émotion et aux opinions personnelles afin d’influencer et modeler l’opinion publique, alors le post-langage se définit à travers des traits linguistiques spécifiques sur la forme qui oscillent entre une tonalité virulente (la langue « cash ») et une valorisation excessive du conformisme (la langue de bois). Quoi qu’il en soit, c’est toujours un prêt-à-penser qui clive et démarque. Une langue unique, réduite à peu de mots de vocabulaire, à des formes syntaxiques pauvres, et des usages peu différenciés malgré les contextes. Ce qui empêche la liberté de pensée, l’esprit critique et la créativité.

(...)

Quelle(s) solution(s) ? Langue Anti Bullshit, Parole utile et Langage authentique

ll est fondamental que les marques et les entreprises prennent ce sujet à bras le corps. Une action qui demande de la volonté, une bonne dose de lucidité et une pincée d'humour. Entre langage clair, langue authentique et parole utile, il est possible de créer des ateliers d'écriture sur-mesure afin de faire émerger votre base sémantique.

Trouver son langage authentique est une maïeutique, au sens d’accouchement de l’esprit. Je trouve que la notion d’atelier collaboratif est pertinente. C’est au collectif, à l’entreprise, et aux personnes qui la composent de faire émerger le sens qui les anime.

L’idée est de s’échapper petit à petit du conventionnel pour trouver sa propre signature verbale, son rythme, son style. Il est en effet primordial pour une marque d'avoir sa propre identité verbale ou "verbal branding", sa propre charte sémantique (en plus de la charte graphique, elle bien connue), voire de s'engager dans un manifeste corporate. Vous pouvez lire l'article "Pourquoi et comment rédiger l'identité verbale de marque ou le manifeste corporate de l'entreprise ?"

Trois axes sont donc importants à creuser pour construire un langage authentique : 1 - Choisir les mots-signatures qui vous définissent, 2 - Fédérer autour d’une parole utile, porteuse de votre imaginaire commun, 3 - Avoir conscience d’où se situent vos tabous, vos mots-Voldemort, dont on ne doit pas prononcer le nom. (Extrait interview Think with Google)

Elodie Mielczareck

ELODIE MIELCZARECK est sémiologue. Après un double cursus universitaire en lettres et linguistique, elle s'est spécialisée dans le langage et le « body language ». Également formée aux techniques de négociation du RAID et au neurocognitivisme, elle est conférencière sur le thème du non-verbal et de l'intelligence relationnelle, conseille des dirigeants d'entre-prise et accompagne certaines agences de communication et de relations publiques internationales. Très régulièrement sollicitée par les médias, elle décrypte les tendances sociétales de fond, ainsi que les dynamiques comportementales de nos représentants politiques et autres célébrités. Elle est l'auteure de Déjouez les manipulateurs (Nouveau Monde, 2016), de La Stratégie du caméléon (Cherche-Midi, 2019), de Human Decoder (Courrier du Livre, 2021), et de Anti Bullshit (Eyrolles, 2021).

https://www.elodie-mielczareck.com
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