Comment repérer les fraudeurs ? Analyse sémiologique et comportementale de la fraude au président
La fraude au président : définition et contexte
1. Le cadre conceptuel : comprendre la "fraude au président"
1.1. Définition et contexte
La fraude au président, qui a causé plus de 200 millions d'euros de pertes en France en 2021, consiste pour un fraudeur à se faire passer pour un supérieur hiérarchique (souvent le PDG) afin de convaincre un employé d'effectuer un transfert d'argent.
La procédure est méthodique :
Recherche d'informations sur la cible via Internet.
Contact direct avec un comptable ou un cadre responsable.
Insistance par relances répétées pour accélérer la prise de décision et éviter la réflexion critique.
1.2. Une nouvelle ère de vulnérabilité
Exacerbée par la pandémie et la gestion à distance, cette fraude tire parti d'une désorganisation des structures de contrôle internes. En témoigne un cas récent où une société d’expertise comptable a perdu 14,7 millions d’euros suite à une arnaque sophistiquée.
Analyse sémiolinguistique de la fraude au président
2. Les dynamiques linguistiques : sémantique et syntaxe
2.1. Sémantique : le poids des mots
Les discours des fraudeurs privilégient des termes concrets et des formules engageantes. L’utilisation de pronoms possessifs comme « votre discrétion », « votre collaboration », ou encore « de votre côté » renforce l’implication personnelle de la cible, tout en instaurant un cadre relationnel basé sur la confiance et l’urgence.
Par exemple, un cas typique montre l’emploi de termes comme « veiller à préserver une parfaite confidentialité », où la construction syntaxique formelle donne l’apparence d’un discours légitime tout en accentuant son caractère directif.
2.2. Syntaxe : diluer pour convaincre
Le discours est intentionnellement "enrobé" : l’espacement entre le sujet et l’objet est souvent augmenté pour atténuer la pression explicite sur la cible. À titre d’exemple, des formulations telles que « Afin de procéder au paiement, veuillez transmettre les coordonnées bancaires » permettent de dissimuler la demande sous une forme indirecte.
Les tournures conditionnelles et l’absence d’impératifs renforcent ce ménagement des faces, une stratégie où l’interlocuteur est maintenu dans une zone de confort apparent tout en étant subtilement poussé à agir.
3. Pragmatique : le pouvoir des dynamiques conversationnelles
3.1. Gestion des émotions et du ton
À l’oral, les fraudeurs adoptent un ton modulé, ajusté aux réactions de la cible. Les marques de politesse abondent au début de l’échange (« Je vous remercie de votre coopération »), mais disparaissent progressivement une fois la confiance établie.
3.2. Le rôle du silence et de la redondance
Les hésitations, lorsqu’elles existent, servent davantage à ponctuer le discours qu’à exprimer une incertitude. Ce type de brouillage permet au fraudeur de rendre le propos plus crédible, en alternant entre des pauses calculées et des répétitions rassurantes.
4. Sémiotique : analyse comportementale et manipulation
4.1. Appel à l’autorité
Les fraudeurs invoquent fréquemment des figures tierces de confiance, telles que des avocats ou des organismes officiels (comme l’AMF). Cette stratégie s’appuie sur des arguments d’autorité pour légitimer leurs demandes sans éveiller de suspicion. Par exemple, une phrase comme « Cela a été demandé par monsieur Leroy » attribue la responsabilité à une source crédible fictive.
4.2. La menace implicite
Certaines approches jouent sur des craintes latentes, comme des conséquences professionnelles pour la victime. L’allusion indirecte à un impact négatif, sans jamais le formuler explicitement, est un outil puissant pour manipuler.
Typologie de fraudeurs et synthèse
5.1 Comportements stéréotypés des fraudeurs
Comme vous le savez, la sémiologie est la discipline phare pour créer des typologies pertinentes, notamment sous la forme de persona. Suite à a cette étude, voici celle qui a émergé, à partir de notre corpus. Elle prend la forme d'un carré sémiotique.
Ce carré sémiotique présente une typologie des fraudeurs selon leurs stratégies discursives et persuasives. Il distingue quatre profils principaux :
Les colériques : utilisent une communication agressive et directe, avec une voix forte et des menaces explicites, générant un sentiment de perte de contrôle chez la cible.
Les charismatiques : misent sur un ton directif et une autorité charismatique, avec des menaces implicites et un usage affirmé des impératifs.
Les hésitants : emploient des pauses, des silences et une prosodie lente, privilégiant des mots outils pour minimiser la pression perçue.
Les amadoueurs : adoptent un ton doux et une approche conditionnelle, favorisant la politesse et l’absence de menace explicite.
Ces catégories fonctionnent en relations de complémentarité et de contrariété, modulant leur efficacité selon le contexte et la cible.
5.2 Synthèse des stratégies d'influence, de persuasion et de manipulation
Notre analyse montre que l'efficacité des fraudeurs se départage en deux axes principaux :
A. Facteurs diminuant l'efficacité (Efficacité -) :
Des discours trop directifs ou insuffisamment directifs, souvent appuyés sur le conditionnel ou une absence de menace crédible.
Une communication monotone, descriptive, ou monocanale (écrit ou oral uniquement).
Un paraverbal inapproprié : voix aiguë, débit trop lent ou trop rapide, et absence de contrôle émotionnel (colère, stress).
L'incapacité à jouer avec les codes organisationnels, à mobiliser des émotions ou à établir un sentiment de liberté.
B. Facteurs augmentant l'efficacité (Efficacité +) :
Des discours à la fois directifs et enrobés, utilisant le futur, l'impératif et des "mots pivots" pour guider l'attention.
Une tonalité grave et un débit modéré qui renforcent la crédibilité.
Une communication multicanale (écrit et oral), intégrant des appels aux émotions et une menace indirecte subtile.
La capacité à naviguer dans les codes hiérarchiques et culturels de l'entreprise (références, mentions, habitus).
Des stratégies performatives qui établissent une conquérance positive et un sentiment de liberté chez la cible.
En résumé, l'efficacité réside dans un équilibre entre contrôle émotionnel, subtilité verbale et adaptation au contexte socioculturel.
5.3 Les enseignements : repenser les défenses organisationnelles
5.3. 1. Sensibilisation et préparation
La prévention passe par la reconnaissance des schémas linguistiques et comportementaux récurrents. Cela inclut :
Une formation des employés aux stratégies manipulatoires.
La mise en place de procédures de validation des paiements impliquant plusieurs niveaux de vérification.
5.3.2. Le rôle de la vigilance collective
En cultivant une culture organisationnelle ouverte, où les employés peuvent exprimer leurs doutes sans crainte, les entreprises peuvent contrer ces fraudes en détectant rapidement les anomalies comportementales et discursives.
Conclusion : le langage, une arme à double tranchant
Cette analyse démontre que le langage, même dans ses formes les plus anodines, peut devenir un outil de domination. Le discours frauduleux est une mise en scène savamment orchestrée, exploitant les failles humaines et organisationnelles. La réponse réside dans une meilleure éducation aux mécanismes linguistiques et une prise de conscience collective des dangers qu’ils impliquent.