Salut romain ou nazi ? Décryptage du geste polémique de Musk
Lors du discours d’investiture de Donald Trump, Elon Musk a pris la parole dans ce que l’on pourrait qualifier le temps 2 - 2ème discours de Trump dans une autre salle que celle de la cérémonie officielle. A cette occasion, le geste de l’homme le plus riche du monde a posé question. On revient sur l’histoire très dense de ce geste très polémique.
Back to basics : Retour aux origines avec le salut romain
Un geste pas si quotidien et déjà “politique”
Le salut romain, tel qu’il est souvent représenté dans les statues de l’Antiquité, est un geste emblématique qui semble exprimer les concepts de “respect” et de “soumission à l’autorité”. Pourtant, son usage dans la Rome antique reste sujet à interprétation. En effet, les bas-reliefs de la colonne de Trajan, par exemple, montrent des scènes où des personnages tendent le bras, souvent en direction de figures d’autorité comme l’empereur. Ces représentations ne décrivent pas un geste standardisé, mais traduisent un langage corporel destiné à visualiser la relation hiérarchique entre les citoyens et le pouvoir impérial.
Contrairement à l’idée répandue d’un usage codifié et rituel du salut romain dans la vie quotidienne, les sources historiques révèlent que ce geste était davantage un outil iconographique qu’une pratique réelle et universelle. Dans son analyse des signes, Roland Barthes aurait qualifié cette pratique de "mythologie (visuelle)", où le geste dépasse sa fonction utilitaire pour devenir un symbole destiné à renforcer l’image d’un pouvoir centralisé et omnipotent.
Les statues de figures impériales comme celle de Marc Aurèle adoptent cette posture dans un contexte de communication politique et esthétique, traduisant une autorité “bienveillante” mais “ferme”. Ces images ont contribué à façonner une perception romantique et idéalisée de la Rome antique, où le geste du bras tendu se charge d’une symbolique de “grandeur” et de “loyauté”.
Le salut romain dans l’iconographie classique artistique
La Renaissance et le néoclassicisme ont redécouvert et réinterprété l’héritage de l’Antiquité, incluant le salut romain. Les artistes de cette époque, fascinés par l’idéal esthétique de la Rome antique, se sont approprié ce geste pour l’imprégner de nouvelles significations morales et politiques. L’œuvre emblématique Le Serment des Horaces de Jacques-Louis David est un exemple frappant de cette réinvention. Dans cette peinture, le bras tendu devient le symbole d’un serment républicain, de fidélité au collectif et de sacrifice individuel pour le bien commun. On retrouve dons la dimension esthétisante et romantique évoquée ci-dessous.
Ce tableau est considéré comme Ce tableau est considéré comme un des chefs-d’œuvre du néoclassicisme tant dans son style que dans sa description austère du devoir (Source : Wikipedia et Beaux Arts)
Évidemment, j’ai aussi envie de vous parler du “Serment du Jeu de Paume”, du même artiste peintre, et peut-être davantage encore connu ou présent dans notre imaginaire français ? Cette transposition n’est pas qu’esthétique : elle s’inscrit dans le cadre des idéaux révolutionnaires qui agitent l’Europe du XVIIIe siècle.
Ici, le salut, vidé de son contexte romain original, se transforme en un acte performatif qui renforce les valeurs républicaines “d’unité” et de vertu “civique”. Par ce geste, l’art classique ne se contente pas d’imiter l’Antiquité, il lui confère une nouvelle pertinence politique. J’ai presqu’envie d’ajouter que le geste devient hyperbolique et engagé. Il complète l’aspect “soumission à l’autorité” de l’Antiquité pour incarner des valeurs davantage morales liées à “l’engagement” et au “collectif.” Le geste est sublimé : il devient la signature individuelle de toute personne prétendant défendre ses droits (et ceux qu’ils représentent) dans un système à refonder.
Le salut romain vu et revisité par Hollywood
Le cinéma hollywoodien, grand pourvoyeur de mythologies (au sens de Roland Barthes) s’est emparé du salut romain pour en faire un marqueur narratif et esthétique. Les péplums des années 1950, tels que Quo Vadis ou Ben-Hur, utilisent ce geste pour incarner la domination impériale et la grandeur de Rome. Les scènes où des soldats ou des citoyens tendent le bras vers l’empereur, souvent en posture de soumission ou d’allégeance, participent à la construction d’un imaginaire spectaculaire de l’Antiquité.
De fait, cela soulève un point : le geste est chargé de connotés, nous l’avons-vu. Avait-il réellement cette valeur à l’époque romaine ? Ou bien est-ce la traduction de notre mythologie, héritée des idéologies de la Renaissance ? Ce n’est pas si clair de mon point de vue…
Cette appropriation cinématographique ne se limite pas à l’émerveillement historique. À travers ces images, Hollywood projette les valeurs de son époque : le salut romain devient un outil dramatique pour représenter le conflit entre “liberté” et “oppression”. Paradigme typiquement américain, ai-je envie de préciser.
Dans Ben-Hur, les scènes de salut face aux autorités romaines renforcent l’image d’un empire oppresseur, contre lequel le héros lutte pour recouvrer son honneur et sa liberté. Par ce biais, le geste se transforme en symbole d’aliénation, tandis que son rejet incarne l’aspiration à un idéal supérieur. Cette opposition dramatique, typique du récit hollywoodien, réinscrit le salut romain dans une dynamique contemporaine, où l’individu se confronte aux structures de pouvoir. De même le film Cleopatra exploite le salut romain pour accentuer les tensions entre domination et résistance. Lorsque Cléopâtre (interprétée par Elizabeth Taylor) entre en scène, son refus de se plier aux codes romains, y compris le salut, devient un acte politique. Sa posture souveraine et son refus de se soumettre à César ou à Marc Antoine illustrent son indépendance face à une autorité masculine et coloniale. Ici, le salut romain, en tant que marqueur de pouvoir, devient également un outil narratif pour mettre en évidence les luttes d’émancipation et de résistance.
Le geste est également utilisé pour différencier les cultures. Alors que les Romains se plient à ce salut rigide, symbole d’ordre et d’unité, Cléopâtre, en tant que reine d’Égypte, incarne une alternative sensuelle et complexe, qui contraste avec la froideur de la hiérarchie romaine. Ce contraste visuel et symbolique reflète l’ambition du film : explorer les nuances de pouvoir et d’allégeance à travers des codes corporels et gestuels.
Bien que le film prétende représenter l’Antiquité, son imagerie est profondément influencée par les représentations modernes, en particulier celles propagées par les régimes fasciste et nazi, nous y venons. La scène de l’entrée triomphale de César, par exemple, rappelle les défilés de propagande de Mussolini ou de Hitler, où la foule, disciplinée et uniforme, tendait le bras en signe de soumission et d’adhésion collective.
Le salut fasciste et nazi
De la Rome antique au salut nazi : un détournement idéologique
Le salut romain prend une dimension radicalement nouvelle avec son appropriation par le fascisme italien et le nazisme allemand au XXe siècle. Benito Mussolini, désireux de rétablir une continuité symbolique entre l’Italie contemporaine et la Rome impériale, intègre ce geste dans les rituels publics de son régime. Ce salut, associé à l’ordre, la discipline et l’obéissance, devient un outil de propagande central pour cimenter l’unité nationale et magnifier la figure du Duce.
En Allemagne, Adolf Hitler et le parti nazi adoptent et adaptent ce geste, qui devient le "Heil Hitler". Le point en commun entre ces deux saluts, nazi et fasciste, réside dans le plan de l’expression du geste : dans les deux cas, la posture du bras droit est tendue vers l’avant, dans une extension rigide, doigts resserrés et rigides (signifiants similaires).
Toutefois, notez bien cette différence. Alors que Mussolini et ses partisans revendiquent une continuité symbolique avec la grandeur romaine, faisant du salut une marque de leur idéologie martiale et de leur projet de reconstruction d’un empire, Hitler le recontextualise dans une mythologie qu’il souhaite germanique avant tout. Ce dernier attribuerait parfois cette origine germanique au salut, prétendant qu’il représentait un geste ancien de paix, bien que cette justification soit historiquement infondée et davantage un outil de propagande que de vérité.
En Italie, le salut fasciste est intégré dans presque tous les aspects de la vie publique et privée, jusqu’à remplacer la poignée de main comme forme de salutation officielle, même en civil. Le salut nazi, quant à lui, est associé au culte de la personnalité d’Hitler. Le Führergruß est souvent modifié selon les circonstances : Hitler, par exemple, optait pour un salut plus relâché, parfois avec le bras plié, signalant sa position de pouvoir ultime au-dessus de ses subordonnés. On est donc sur un cas d’HOMONYMIE : le signifiant (la forme) est similaire, mais le signifié (le fond) est différent dans le détail. Pour autant, dans les deux cas, la construction mythologique est bien là : réinvestir le plan du signifiant originel (le salut romain) pour lui connoter une valeur idéologique et politique (le régime totalitaire).
Conclusion : un geste mythologique au sens “construit” et “politique”
Nous pouvons désormais avoir une lecture sémiologique du salut romain : geste davantage mythologique que quotidien, il vient accentuer dans les films nos représentations de soumission à l’égard de l’autorité. Pourtant, le geste pictural (visible dans les peintures du XVIIIème siècle semble moins lié à une ritournelle d’allégence, au contraire il est révolutionnaire. Une lecture qui semble s’être perdue, tant l’imagerie nazie et fasciste reste présente - historiquement plus proche de nous également. Le geste se situe ainsi au croisement d’une histoire ancienne et d’une manipulation moderne.
Le salut romain, tel qu’il nous parvient aujourd’hui, n’est donc pas un héritage direct, mais un palimpseste d’idéologies successives. Sa force ne réside pas dans son authenticité historique, mais dans sa capacité à devenir un écran sur lequel se projettent des besoins de légitimité politique. Comme le souligne Arendt, chaque geste politique porte en lui une intentionnalité. Ajoutons encore : En le répétant, les régimes qui l’ont adopté cherchent à faire oublier son caractère construit, son artificialité. Ainsi, le salut devient le signe d’un pouvoir qui se veut absolu, mais qui repose sur une théâtralité fragile, prête à s’effondrer dès que le geste est déconstruit.
Finalement, on pourrait presque dire que ce geste est un ARTEFACT, un geste artificiel, reconstruit, recomposé au fil des siècles pour répondre à des narrations politiques en quête de légitimité. Il nous force à interroger la relation entre le corps et le pouvoir, entre l’image et l’autorité. Ce geste, si simple en apparence, est en réalité un condensé de complexités historiques et symboliques. Le comprendre, c’est refuser la mystification dont il a été l’objet, et rappeler que chaque image, chaque signe, chaque mouvement est toujours pris dans une lutte pour le sens.
Plus précisément, il apparaît que le salut romain ne peut être réduit ni à un simple rite antique ni à une simple appropriation moderne. C’est un geste en tension, un lieu où l’histoire rencontre l’idéologie, où le passé et le présent se confrontent dans un combat pour la domination symbolique. La question n’est pas seulement de savoir si le salut nazi s’inspire directement du salut romain, mais de comprendre comment ces gestes, en se déplaçant à travers le temps, révèlent la nature performative et souvent manipulatrice du pouvoir.
Le cas Elon Musk
Grille de lecture : geste idéatoire ou symbolique ?
Pour déterminer si Elon Musk a réellement effectué un salut nazi ou fasciste, il faut déterminer si le GESTE est VOLONTAIRE et INVOLONTAIRE. Rappelons que ce ne sont pas les mêmes zones du cerveau qui sont sollicitées (point que je développe dans mes formations). C’est fondamental, car dans un cas le geste est connoté, c’est-à-dire chargé de toute l’épaisseur historique ET symbolique décrite ci-dessus. Dans l’autre cas, on est sur un geste IDÉATOIRE, c’est-à-dire associé à l’activité cognitive du locuteur.
Il est donc normal de retrouver ce geste chez d’autres locuteurs ou politiciens lorsqu’il n’est pas volontaire
Alors, gestuelle volontaire ou non pour Musk ?
J’aimerais bien avoir une réponse franche et définitive à cette question. Mais plutôt que d’aller dans le sens de cette démarche, je vous propose de définir une liste de caractéristiques PROs ou CONs, c’est-à-dire qui valident ou non l’aspect volontaire ou pas de la gestuelle :
Aspects volontaires et intentionnels de la gestuelle de Musk :
le geste est répété 3 fois dans la même séquence courte de quelques secondes ;
la rigidité du geste : les doigts resserrés et l’aspect très tendu du bras (versus les gestuelles lascives davantage “naturelles”) ;
le geste n’est pas préverbal, il est effectué après avoir remercié son public, c’est généralement le cas des gestuelles volontaires et symboliques, si ce n’est “stratégiques” ;
le contenu / propos idéologiques des prises de positions du milliardaire, sans oublier le contexte spécifique de ce geste qui peuvent aller dans le sens dans un geste volontaire.
Aspects involontaires de la gestuelle de Musk :
la morsure des lèvres, qui peut-être interprétée comme une perte de contrôle, une émotion “lâchée”, très intense, difficilement contrôlée
le geste réalisé dans un contexte de forte excitation / stimulation
la personnalité atypique, au sens clinique du terme, d’Elon Musk. Etant AUTISTE, ce locuteur ne réagit pas tout à fait avec les codes et gestuelles du commun des mortels. Ce qui peut nous sembler déplacé, hors norme, non convenable, hors propos ou encore bizarre n’est pa vécu comme tel par la personne autiste. Ce dernier point est vraiment à garder à l’esprit.
Subjectivement, j’aurais tendance à laisser le bénéfice du doute à ce geste. Mais c’est peut-être un biais d’humanité qui s’exprime. Je vous laisse vous faire votre propre avis à la lumière de ces éléments !
Après, j’ai beaucoup aimé le film “Le Prénom” qui nous rappelle bien que, in fine, le récepteur ou destinataire a toujours raison. Le locuteur peut avoir ses envies, ses ambitions, sa perception du monde, si l’allocutaire perçoit dans le message quelque chose d’autre, alors c’est que le locuteur s’est planté. Il y’a une responsabilité de l’envoyeur ou du destinateur dans la manière dont est perçu, analysé, reçu et interprété le message !
Pour conclure, j’ajouterais, à la lumière de ce que je peux lire sur les réseaux sociaux, que le geste est polémique dans le sens où il ne se laisse plus réduire à un Objet d’analyse mais bien comme un pré-texte de positionnement idéologique. Autrement dit, voir ou ne pas voir de salut nazi revient à occuper une place dans l’échiquier moral et politique. Si vous êtes à gauche, vous verrez forcément un salut nazi, et si vous être pro-Trump vous aurez plutôt tendance à dénoncer la folie de ceux qui en voient partout. Ca s’appelle un biais de confirmation. Dans les deux cas, je trouve cela assez dommageable pour l’esprit critique. C’est mon point de vue personnel.
Merci à ceux qui ont pris le temps de lire cet article (et d’en comprendre la démarche).
Sources principales :
The Roman Salute. Cinema, History, Ideology by Martin Winkler.
L’Expression gestuelle de la pensée d’un homme politique par Geneviève Calbris